La justification de la déportation

23 février 1944

rédigé par Oezda Qam

“Au printemps 1934, le régime de surveillance des frontières, mis en place en 1923, est renforcé dans la partie occidentale du pays […]. A l’été, les comités d’entreprises de Moscou sont priés de montrer la plus grande vigilance à l’égard de plusieurs nationalités considérées hostiles au pouvoir soviétique. […]. Les Juifs, les Arméniens, les Tatars de Crimée, les Tchétchènes, les Ingouches, les Ossètes du Nord doivent, quant à eux, être étroitement surveillés.”

Cette publication est à compléter avec la lecture du procédé de la déportation et sur le massacre de Khaybakh

Collaboration avec les nazis, volonté d’éradiquer des insoumis, ou encore volonté de s’approprier les richesses, plusieurs arguments sont donnés pour expliquer, voire justifier, la déportation de février 1944. Mais comment explique-t-on réellement cette déportation ?

Alors que certains qualifient ces événements de (simples) mesures répressives à l’encontre de populations dangereuses pour l’URSS, d’autres sont plus catégoriques et parlent tout simplement de pur ethnocide.
En effet, ces déportations ont touchées bon nombre de populations et d’ethnies, par exemple les polonais qui étaient accusés d’espionnage, mais les musulmans du Caucase, en plus de ne pas se soumettre aux ordres, représentaient une menace pour les soviétiques si un conflit entre l’URSS et la Turquie survenait. Ainsi selon certains chercheurs, ces déportations n’avaient de but que de préserver l’intégrité du projet soviétique en ôtant les éléments jugés dangereux.

Mais pour d’autres, il s’agit d’un ethnocide.
Sans pour autant avoir recours au génocide pur, ces déportations permettaient d’achever la russification de ces régions en “rééduquant” les insoumis et en les forçant à oublier leur patrie et leur culture.
Le régime soviétique quant à lui a justifié ces déportations en accusant les déportés d’avoir collaboré avec les nazis.
Alors, est-ce que c’est vrai ?

Bien qu’il soit très largement admis que c’est un pur prétexte, il n’est pas entièrement faux de dire qu’une poignée d’hommes ont décidé de se ranger du côté des Allemands … ou plutôt contre l’Armée rouge.

Les offensives contre l’URSS étant infructueuses, la Wehrmacht a pour mission d’attaquer depuis le Caucase. Mais le Caucase représente également un enjeu stratégique important, et Hitler en veut le contrôle. Ainsi, la Wehrmacht se pose en libérateur et, ayant appris de ses erreurs, l’occupation au Kuban est plus souple. Les soldats reçoivent notamment l’ordre de respecter les coutumes religieuses, et la propagande nazi n’est pas ouvertement au profit du Reich, mais donne plutôt le sentiment que la guerre est menée pour que les locaux récupèrent leurs terres.

Mais alors que les Nazis perdent la bataille sur ce front également, c’est une occasion pour Staline de nettoyer la région.

En fait, bien qu’il soit vérifié que les Tchétchènes et les Ingouches n’ont jamais réellement combattu pour la Wehrmacht, les désertions, en revanche, ont été très nombreuses.

Les désertions n’avaient pas eu lieu que chez les Tchétchènes et les Ingouches; par exemple, selon un rapport adressé à Lavrenti Beria, la quasi-totalité des Tatars a déserté l’Armée rouge. Mais selon Juliette Denis, c’est chez les Tchétchènes et les Ingouches que ça a été le plus chaotique. Sur les 80 000 personnes appelées à se mobiliser entre 1941 et 1944, 70 000 n’ont pas répondu présent.
Et la vraie raison de la déportation était surtout là. La population refusait de se soumettre, et cette déportation s’inscrit dans une suite de répressions.

Si l’on se base sur ce qu’en dit Nicolas Werth, auteur de “ The Chechen Problem: handling and awkward legacy”, il nous explique que lorsque les Tchétchènes et les Ingouches s’étaient opposés à l’armée du Tsar, les bolcheviks se sont rangés du côté des montagnards pour cette lutte commune. Sortant victorieux, c’est tout de même la mort du leader Uzun Hadzhi qui est à déplorer en 1920. Cette victoire sur l’armée du Tsar, à laquelle s’ajoute la mort du leader ont conduit les bolcheviks à penser qu’ils pouvaient prendre le contrôle sur le territoire.
Prenant ces deux événements à leur avantage, les Bolcheviks entreprirent des mesures sur cette région et les premières répressions étaient à l’encontre des Cosaques qui avaient combattu aux côtés de l’Armée du Tsar. Et alors que le régime tsariste avait tenté de repousser les montagnards toujours plus loin en donnant les terres aux Cosaques, les bolcheviks firent l’inverse et donnèrent les territoires aux montagnards Tchétchènes qui avaient, selon eux, servit fidèlement le projet soviétique.
Mais pour Nicolas Werth, il s’agit d’une profonde incompréhension de la situation car les montagnards n’avaient pas prévu de leur laisser la main mise sur le territoire.

Selon l’OGPU, 12 insurrections majeures se sont produites en Tchétchénie-Ingouchie entre 1921 et 1941. Mais toutes les formes de résistances ont été réduites à du “banditisme politique” et du « banditisme social” sans une analyse profonde des intentions. Plus encore, selon Nicolas Werth, qui cite l’OGPU, dans 90% de la Tchétchénie et Ingouchie, il n’y a pas de pouvoir soviétique. Les taxes ne sont pas prélevées, les collecteurs de taxe sont assassinés ou arrêtés pour banditisme par des tribunaux musulmans qui opèrent dans des aouls.

Entre le 25 août et le 12 Septembre 1925, les forces soviétiques ont mené une opération militaire massive en Tchétchénie dans le but d’éliminer les “bandits”. 242 aouls ont été désarmés et plus d’une centaine de villages bombardés. Des figures de la résistance tchétchène, incluant également l’Imam Gotsinski, ont été arrêtées.
En décembre 1929 une autre opération militaire eut lieu en guise de prévention dans les districts montagneux de Tchétchénie. Une centaine d’hommes furent tués et arrêtés.
En Avril 1930, l’armée rouge combat plusieurs centaines de rebelles armés dans les montagnes du Caucase du Nord, et en mars 1932, une insurrection massive se produit en Tchétchénie impliquant 2000 rebelles armés.
Ce banditisme armé continuant, une nouvelle forme de résistance se développe également.
Les 400 fermes collectives que les bolcheviks croient avoir réussi à instaurer en Tchétchénie sont en fait en majorité fausses. Les travailleurs se contentent de remplir les quotas obligatoires pour éviter les ennuis, mais continuent en réalité de cultiver leurs propres terres et d’élever leur bétail.

Face à la résistance des peuples de l’URSS, en juillet 1937 l’ordonnance No. 00447 du NKVD est signé.

Cette ordonnance “Concernant le châtiment des anciens koulaks, criminels et autres éléments anti soviétiques” avait pour but de se débarrasser définitivement des opposants de l’URSS. Les « éléments » les moins dangereux étaient arrêtés et envoyés 10 ans en travaux forcés, tandis que les plus dangereux étaient exécutés.

Chaque région avait un quota de personnes qui devaient être “punis” dans la 1ere et dans la 2eme catégories. Et, alors qu’au départ les quotas étaient au total fixés à 269 100 condamnés au goulag, et 76 000 condamnés à mort, ces chiffres ont vite grimpé à 767 000 condamnés au goulag pour 387 000 condamnés à mort.

Chez les Tchétchènes et les Ingouches, 1 500 ont été envoyés au Goulag et 500 ont été tués. Ces chiffres bas chez les Tchétchènes s’expliquent, selon le NKVD, par un service de renseignement insuffisant, ce qui fait qu’aucune demande d’augmentation des quotas n’a été faite. D’ailleurs, même ces quotas ont été difficilement remplis à cause d’une résistance armée. Le chef de la NKVD assigné à Grozny a dit “l’ASSR Tchétchéno-Ingouche est le seul endroit en URSS où le banditisme est encore actif, surtout sous sa forme ouvertement contre révolutionnaire, et capable d’opposer une résistance armée à nos troupes”.

Le « banditisme anti soviétique » continuant, bien que les insurgés soient moins nombreux, les hommes n’étaient plus appelés à se mobiliser au sein de l’Armée rouge. Mais avec la menace hitlérienne, en 1941, 22 000 personnes ont été appelées à se mobiliser, mais moins de la moitié ont répondu présent. Ces chiffres ont continué de baisser et seul le tiers ont répondu présent au début de 1942. Face à cette situation, le ministère de la défense a cessé de les appeler à se mobiliser au sein de l’armée rouge.
Il est tout de même vrai de noter que, parmi les Tchétchènes et les Ingouches, des soldats ont fait la fierté de l’Armée rouge avec leurs actes de bravoure et leur contribution notable.

De plus, parachutés depuis la Crimée en 1942, la Wehrmacht avait pour objectif d’enrôler les Tchétchènes et les Ingouches en jouant sur la rancœur des montagnards à l’égard du régime bolchevik. J’ai personnellement reçu un témoignage affirmant que la Wehrmacht prétendait ne vouloir que la défaite de l’URSS, et non le contrôle du territoire. Une opportunité pour certains qui rêvent d’indépendance. Mais bien que quelques-uns aient accepté, les tentatives d’enrôler les combattants se sont soldées sur des échecs car ils ne pouvaient donner de garanties qu’ils n’avaient pas d’ambitions sur le territoire.

Malgré qu’ils n’aient pas combattu aux côtés de l’armée Nazi, l’arrivée de l’armée d’Hitler au Kuban et le désordre de l’URSS ont éveillées les envies révolutionnaires des montagnards. La situation étant chaotique, les Tchétchènes et les Ingouches sont accusés d’avoir tous eu un rôle à jouer dans le banditisme anti soviétique et d’avoir collaboré avec les nazis.

Sur ces accusations et sur la base des liens familiaux et traditionnels étroits entre chaque tchétchène et ingouche, près de 500 000 habitants sont condamnés à la déportation, pour une population de 700 000 âmes.