Fonctionnement de la société traditionnelle Tchétchène

Comment se structurait et se gérait la société traditionnelle Tchétchène ?

rédigé par Oezda Qam

Là où des souverains dominent leur population, la société tchétchène est connue pour n’avoir aucun chef. Régit par un système clanique d’Hommes libres et égaux, le fonctionnement et la structure de la société étaient pourtant très précises.

Cette publication ne concerne que la société tchétchène. Bien qu’il y ai de très grande similarité avec la société traditionnelle ingouche, les ouvrages que j’ai consulté pour cette rédaction mentionnaient également quelques différences, et ne décrivaient que le fonctionnement tchétchène.

Cette publication est en lien avec la publication sur les lois coutumières des clans tchétchènes.

Un tayp tchétchène, qu’est-ce que c’est ?

Si l’on demande aux aînés, on pourrait apprendre qu’un tayp est un clan, un groupe lié par le sang dont l’ancêtre commun fondateur a donné son nom au tayp. Ces tayps dont les membres obéissent tous à des règles très strictes, permettraient la gestion, l’administration, l’organisation du peuple par le biais des Conseils des Anciens, des Aînés. Mais est-ce la vérité ?

Loin d’être apparu en même temps que le peuple, pour Lecha Ilyasov, le système de tayp/tukkhum chez les tchétchènes a vu le jour après l’invasion de Tamerlan lorsque les institutions ont été détruites et que la terre des Tchétchènes a sombré avec pour seule loi, celle du plus fort.
Mais pour Sigaouri, l’avènement des tayps ne s’est pas produit à un moment précis de l’histoire, et s’inscrit plutôt dans une continuité, avec la création d’unités de plus en plus indépendantes. En revanche, il reste d’avis que le système en lui même a vu le jour vers le 15eme siècle, comme le dit Yavus Zayndievitch Akhmadov, soutenu par Nataev.
Lorsque les familles (фамилия → Personnes avec le même nom et non семья → père/mère/enfants) étaient petites, elles n’étaient pas divisées mais comme une seule petite famille (семья). Avec l’augmentation de ses membres, elles se sont segmentées, divisées en sous-groupes.
C’est ce processus d’augmentation et de segmentation d’une même famille qui a posé les bases du système de tayp.

Engels parle par exemple de petits clans qui, lorsqu’ils connaissaient une trop forte croissance, se divisaient en plusieurs petits groupes, plusieurs petits clans, et ainsi de suite à chaque fois que ces sous-unités connaissaient une trop forte croissance démographique.
Finalement, le clan d’origine couvrait toutes les sous-unités et existait en tant que, ce qu’il nomme lui, phratrie.
(À savoir que tout le monde ne s’accorde pas pour définir ces sous-unités. Engels emploi le terme « род» pour les sous-unités, et utilise le terme Фратрия pour le clan d’origine qui englobe toutes ces sous-unités)
Lorsque la démographie s’était accrût au point de causer une pénurie des terres pour contenir tout le monde, et de ressources, alors ils devaient se séparer et s’installer ailleurs.
Ainsi augmentait le nombre de Tayps.

Mais ce processus de segmentation, et le principe de parenté n’étaient pas toujours au coeur de la formation d’un tayp. Loin de là.
D’ailleurs, Lecha Ilyasov, dans son livre чеченский теип — чеченская республика и чеченцы. История и современность, écrit qu’un « tayp est une communauté territoriale autonome composée d’un ou plusieurs villages ayant délégué une partie de leur autorité à une organisation supérieure ».
Le caractère de parenté des tayps, dont il aurait pu être à l’origine inhérent, a été détruit sous l’influence des processus socio-économiques. La pénurie des terres, les conflits entre tayps et intra-tayps ont conduit à la réinstallation des groupes et des familles qui les composaient.
Par exemple, la moitié des membres du tayp Aekkhi s’est installée à Aoukh, et ont commencé à s’appeler 1ovkhoy (ауховцы).

Les sous-unités des différents tayp se mélangaient. Cela pouvait se produire dans des communautés rurales n’étant pas liées par un ancêtre commun.
Borchashvili écrit que l’idéologie des tayps se met à admettre les communautés territoriales et les unions militaires. D’ailleurs, les tayps nés de l’union de sous-unités non apparentées étaient en premier lieu des unions militaires.
Certains tayps étaient démographiquement et économiquement si puissants par rapport à d’autre qu’ils ne craignaient aucune représailles. Des attaques entre tayps, des meurtres, des pillages avaient lieux. Les tayps plus petits, pour se protéger, avaient peu d’options. Certains faisaient le choix de s’unifier entre plusieurs petits tayps voisins, tandis que d’autres intégraient un tayp « fort ».
Ces nouveaux membres n’avaient le droit d’utiliser que les terres publiques n’appartenant pas à une famille en particulier, mais obtenaient la protection et l’aide dont ils avaient besoin.

Malgré tout, l’idéologie d’un ancêtre fondateur ayant donné son nom au tayp, et dont tous les membres sont liés par le sang, ou en tout cas la parenté, s’est répandue même dans ces tayps recomposés.

D’ailleurs, cette idée du nom du tayp issu de l’ancêtre fondateur est là encore un mythe. Le nom pouvait tirer son origine de la localisation du tayp (Amkhoy – Habitants du lac), de la spécialité du tayp (Borseloy – cultivateur du mil), la caste (B1ovarkhoy – caste militaire des habitants des tours), ou encore, selon Nataev, de l’origine ethnique du tayp.
Dans son livre, Nataev cite le tayp Turkoy comme étant un tayp de turcs tchétchénisés, toutefois il a été finalement prouvé que ce tayp est ancien et n’a pas de lien avec les turcs.

Comment se structure la société traditionnelle ?

En réalité, il n’existe pas une définition unique de la structure de la société, elle dépend des chercheurs.
Il serait légitime de se demander pourquoi il existe ces divergences, mais en réalité c’est simplement parce que chacun n’a pas eu accès aux mêmes sources d’informations, et n’a pas procédé de la même manière dans la recherche.
Les mots Gar, Var, Tayp, Tukkhum, Neq, C1a et même Dœzal ne se traduisent pas de la même manière selon l’angle que l’on décide d’adopter. Et pour comprendre le groupe, certains choisissent d’en chercher une correspondance chez les peuples voisins.
Rien que le terme « Tayp » se traduit par phratrie, clan, tribu, voir même famille élargie (parents/enfants/ cousins/…). Ces mots aux définitions très similaires font en tout cas varier le schéma de segmentation selon la définition que l’on choisit.

Mais il y a une autre différence encore plus notable, c’est ce qui se situe au dessus du tayp.
Daouev, Ilyasov, Nukhaev et Mamakaev parlent de tukkhum alors que Borchashvili et Nataev n’en font nullement mention. Et en réalité, il y a bien d’autres chercheurs que j’aurais pu citer, dont Laoudaev, qui non plus n’en parle pas.
Le terme tukkhum est apparu dans la littérature scientifique qu’au début du 20eme siècle. Avant cela, nul chercheur ne faisait mention d’une telle division.

Je propose donc de connaître la structure selon 6 chercheurs.

Pour Mamakaev, La nation Tchétchène se compose des 9 tukkhums, qu’il considère être des phratries, c’est à dire une division amicale qui regroupe plusieurs clans, plusieurs tayps.
Ces tayps se composent de plusieurs branches (Gar), qui à leur tour se composent de lignées (Neqi). Ces lignées sont des groupes de grandes familles (C1a), composées de petites familles (Doezal).
A la différence du tayp, dont l’ancêtre fondateur est mythique, l’ancêtre commun des gar est neqi est bien réel et connu.
Pour Daouev, les tribus (Tukkhum) sont le lien qui structure le peuple tchétchène. Ces tukkhums sont composés de clans (Tayps), des groupes de personnes élevant leur origine à un ancêtre commun.
La différence structurelle entre Daouev et les autres se situe donc dans ce qui compose le tayp. Pour lui, le rassemblement de plusieurs familles apparentées se nomme c1a, et ces familles qui composent les c1a sont les neqi, grandes familles patriarcale dont les membres sont liée par le sang et répartis dans plusieurs petites familles (doezal).
Quant à Nukhaev, il a complètement mis de côté le c1a et le neqi et parle de Var.
Pour lui, la première étape c’est la famille composée des parents, enfants, et petits enfants (3 à 4 générations).
A partir de la 4eme et jusqu’à la 7eme génération, c’est un Var, groupe de personnes très liées par le sang.
Tous ces Vars, issus d’un ancêtre commun, forment en suite le Tayp.
Sur une base géographique et en fonction du dialecte, ces Tayps se regroupent et forment les tukkhums.
Enfin, les 9 tukkhums tchétchènes forment le peuple tchétchène.
Donc pour lui, le Var serait l’équivalent des neqi.
La version de Ilyasov est que le pays, qu’il nomme Mokhk, est structuré par l’association des tukkhums, qui à leur tour sont l’association de plusieurs Tayps.
Sa définition d’un tayp change également. Pour lui, le tayp est une communauté territoriale. Ces tayps se composent tout de même de Gars, unions de plusieurs neqi, unis par l’idée d’une filiation mythique.
Les neqi sont les rassemblement de groupes apparentés (c1iyn nakh), se ramenant à un ancêtre commun.
Ce groupe très étroitement apparentés se nommant c1iyn nakh est une famille s’étalant sur 7 générations, et composée de petites familles, doezal, s’étalant sur 3 à 4 générations.
Là en revanche nous avons l’avis de Borchashvili qui n’y intègre pas les tukkhums.
Bien qu’il traduise c1a en famille, étant donné que cette famille se compose de plusieurs doezal (parents/enfants), il s’agit de la même grande famille dont parle Mamakaev et Daouev.
Dans la structure d’un tayp, il place la petite famille, doezal, au dessus de la grande, c1a, car il s’agit de celle du chef de toute la grande famille.
A la mort du chef de la grande famille, les descendants se séparent et le groupe devient neqi. Au bout de 10 à 11 générations, neqi devient gar, regroupant plusieurs neqi. Enfin, ces gars forment le tayp.
Enfin, selon Nataev, un tayp c’est une union solidaire, amicale, fraternelle.
Ces tayps se divisent en branches (gar), qui là en revanche sont liées par une parenté commune, et se divisent à leur tour en plusieurs autres branches (neqi).
Un neq est un groupe apparenté rassemblant les ascendants sur 7 à 8 générations par la lignée paternelle et se composant de plusieurs « c1a ».
« c1a », ou « цхьан ц1ийн нах » (qui se traduit par « personnes d’une même maison » ou « personnes avec le même sang ») c’est donc le groupe lié par le sang, descendant sur 4 générations, et composé de plusieurs petites familles, doezal (parents/enfants).
Nous connaissons donc désormais la structure de la société selon quelques hercheurs, mais pour réellement comprendre cette segmentation, il faut comprendre qu’est-ce que sont ces sous-groupes.

Qu’est-ce que concrètement ces autres composants de la segmentation de la société ?

Цхан ц1ийн нах, Ц1а (c1a) → L’expression « Цхьан ц1ийна нах » connaît deux traductions: « Personnes avec le même sang », ou bien « Personnes de la même maison ». Là où la famille simple (doezal) est sur 2 à 3 générations, ce groupe là s’étend sur 3 à 4 générations. Le terme c1a sert également à définir cette grande famille liée par le sang. Cette expression « lié par le sang » est très importante. Certains chercheurs estiment que les groupes Gar et Neqi sont des groupes de personnes liées par le sang. Mais le lien du sang, selon Nataev, s’arrête à partir de la 5eme génération (юкъойкъарг → Le milieu qui divise). A partir de là il faut parler de personnes apparentées par la lignée paternelle.
Ce groupe là est exogame, c’est-à-dire que les mariages entre eux ne doivent pas avoir lieu.

Dans la segmentation de la société tchétchène, ce groupe joue le plus grand rôle et est le plus solidaire de tous. Le chef de cette famille est le plus âgé. Et selon Totoev, à la mort de ce chef, c’est son frère le plus âgé ou à défaut son fils le plus âgé qui prend le relais.
Selon Bashir Dalgat, le chef de la maison n’est pas un chef tyrannique qui impose son autorité, mais simplement celui qui gère les problèmes de sa famille, de sa cour. Aussi longtemps que les problèmes ne concerne que sa cour, sa famille, c’est du ressort du chef de la famille. Dès l’instant où d’autres cours sont concernées, les décisions se prennent avec les chefs des autres cours.

Comme dit précédemment, ce chef n’a pas de droits spéciaux. Les décisions qui concernent une cour se prennent en commun, et si le chef essaye d’imposer son autorité, les membres de la famille peuvent le forcer à quitter son rôle.
Il n’a aucun droit à disposer des biens communs à sa guise, ou encore d’essayer de s’accaparer les terres d’une autre cour. La famille essayant de prendre procession des terres des autres en répond devant le clan entier, et un dédommagement peut être exigé.
Pour la vente des biens communs, chaque membre de la famille âgé de plus de 15 ans a le droit de donner son avis et d’imposer son veto. Le chef a donc besoin de l’accord de chaque membre.

Lorsqu’une famille se séparait, elle s’installait tout près pour ne pas se retrouver seule en cas de conflits. En revanche, la cour n’est plus responsable des dettes de cette famille. La solidarité de cette cour n’est pas comparable à la solidarité d’un tayp. Cette famille est présente pour tous les membres et toutes les situations. Ce qui concerne un membre concerne l’ensemble de la cour.
Cette différence de solidarité nous la voyons dans les lois coutumières qui régissent le fonctionnement de la société.

Некъи (neqi) → Ce groupe est fréquemment définit comme un groupe de personnes liées par le sang, et le terme « neqi » signifierait « lignée », « chemin ». Pour Nataev, étant donné que le neqi s’étend sur 8 générations, il s’agit désormais d’un groupe à la parenté liée. Comme dit dans l’explication sur le c1a, le lien du sang s’arrête à partir de la 5eme génération.
Egalement, pour lui « neqi » signifie plutôt « descendance de ». Il se base sur le terme utilisé autrefois pour parler des divinités : Anunaki -> descendance de Anu. Cela ne changeant pas que ces membres sont tous liés par un ancêtre commun.
En revanche, nous l’avons vu dans la segmentation selon les chercheurs, Daouev inverse c1a et neqi.

Tout comme le groupe c1a, ce groupe aussi est exogamе. Traditionnellement, l’exogamie chez les tchétchènes s’étend jusqu’à la 9eme génération du côté paternel, et 5eme génération du côté maternel, selon Nataev

Вар (Var), Гар (gar) → Le groupe var est le plus ambiguë avec plusieurs significations, mais représenterait le mieux le concept de tayp.

Pour le linguiste Chokaev, le terme var désignait le clan à l’ère matriarcale.
Pour Mamakaev, le tayp, dans le concept tchétchène, est un groupe exogame descendant d’un ancêtre commun avec 4 sous groupes de personnes plus ou moins liés par le sang. Ces groupes sont : Var, Gar, Neqi et C1a.
Tandis que pour Lecha Ilyasov, le var, de par son fonctionnement et son contenu, était le clan. Chaque membre descendait d’un ancêtre commun et réel. Donc la définition traditionnelle d’un tayp correspondait au var, et plus tard au neqi. Cette structure était la plus importante dans la société, mais est devenue obsolète avec les affaires plus générales traitées désormais par le tayp, et les plus individuels de l’ordre des neqi.
D’autres chercheurs estiment tout simplement que Gar et Var sont une seule et même entité, et que Gar désigne un groupe descendant d’un ancêtre commun.
Markovin donne l’exemple de la légende de Baty (Баты). Baty eu 4 fils : Bakhmata (Бахмата), Layaza (Лайаза), Khaza (Хаза) et Vety (Веты), et chacun eu une descendance. Chacun de ces frères donna donc naissance à un gar. Au fil du temps, le gar, se divisant en neqi, devint un tayp ; le neqi se divisant en plusieurs familles devint le gar ; et les familles devinrent des neqi.
Pour Nataev, dire que le Var correspond au tayp c’est faire une conclusion trop hâtive. Notamment parce qu’il n’existe pas de consensus quant à la définition d’un Tayp, et que les preuves ont montré qu’un tayp n’est pas un groupe de personnes descendants d’un même ancêtre, et n’est pas non plus un groupe exogame.
D’ailleurs, il n’existe pas non plus de consensus quant à la définition d’un var/gar ou d’un Neqi. Pour lui, le var faisait à la fois référence à une parenté commune, mais aussi à une communauté territoriale. C’était un groupe de familles liées par le sang, mais aussi et surtout par le territoire sur lequel elles habitaient, isolées et protégées du reste du monde.